Actualités économiques
JF Cécillon: « La crainte de l’UE est que Johnson construise un «Singapore on Thames» »
Chaque semaine, le site Français à l’étranger, en partenariat avec le Cercle d’outre-Manche, discute du Brexit avec un dirigeant français actif au Royaume-Uni. Cette semaine, Jean-François Cécillon, PDG de l’entreprise sociale AFDP Global et ex-PDG d’EMI Music, partage ses observations sur la stratégie actuelle du gouvernement britannique.
Pouvez-vous vous présenter?
Jean-François Cécillon : Je suis au Royaume-Uni depuis exactement 30 ans, depuis le 31 janvier 1990. Durant cette période, j’ai occupé de multiples fonctions exécutives, PDG de sociétés aussi diverses que la major EMI Music International, SEGA Europe (jeux vidéo), EagleMoss Publishing ou la galerie d’art emblématique WaddingtonCustot. J’ai aussi eu la chance d’avoir deux phases entrepreneuriales : création d’un portfolio de sociétés (marketing, conseil) au début des années 2000, puis d’occuper des fonctions d’investisseur et de PDG dans un second portfolio de start-ups Tech dix ans plus tard. Un moment charnière fut de passer l’année 2003 à travailler pour Nelson Mandela et sa Fondation. Bref une carrière diversifiée et passionnante, rendue possible par la flexibilité et l’ouverture du marché britannique.
Depuis 18 mois, j’ai créé l’entreprise sociale AFDP Global avec l’appui de la famille royale de Jordanie. Notre modèle est de nous servir du football comme vecteur d’intégration d’enfants vivant, dans des camps de réfugiés ou des bidonvilles, dans des zones de conflits ou de menace climatique. Nous opérons dans le monde entier et avons développé en 2019 des projets au Népal, en Ouganda et en Jordanie par exemple. J’ai aussi la plaisir de collaborer à des cercles de réflexion apolitiques tels l’Institut Montaigne, le Cercle d’Outre-Manche, French Connect et la Chambre de Commerce à Londres. Enfin je ne peux m’empêcher de dire que notre famille est “Gooner for Life”, supportant Arsenal depuis toujours, club que j’ai eu le bonheur de sponsoriser de 1999 à 2002.
Quelle répercussion a eu le Brexit sur votre entreprise?
J-F.C : Lorsque le referendum sur le Brexit a été voté, je dirigeais une galerie d’art opérant mondialement depuis Londres. La problématique Brexit n’avait pas impacté l’activité. Aujourd’hui, dans ma nouvelle société, au risque de vous décevoir, je dirais « aucun » et il n’y en aura pas. Mon entreprise sociale, est une société à but non lucratif financée par des donations et des activités à revenus récurrents réinvestis en totalité dans des projets à fort impact social. Elle opère dans le monde entier -comme je le disais- dans des endroits compliqués, soumis à des conflits et à des flux migratoires très importants. A cet effet, le Brexit n’a aucune influence sur notre modèle, n’opérant pas dans une activité de flux de biens et de services soumis à des règles européennes. Nous nous adressons à des populations vivant avec $2 par jour. Notre mission de les unifier, éduquer, soutenir, n’est pas sensible aux conséquences structurelles que le Brexit va engendrer.
Quelles sont vos craintes liées au Brexit?
J-F.C : Un constat d’abord. La désinvolture réciproque qui a défini les trois premières années de « négociations », ou d’absence de négociations, fut d’un manque de respect abyssal pour les électeurs britanniques et les citoyens européens. Aucun politique ne l’admettra bien sûr. Les gens ont été tellement frustrés du manque de leadership que le « Get Brexit Done » de Boris Johnson est apparu comme une lueur d’espoir à court-terme et a fait gagner « BoJo » des législatives qu’il a traitées en referendum de confirmation.
Cela dit, il est intéressant de noter que le Brexit ne génère pas que des problèmes. Un risque notable eût été que Jeremy Corbyn l’emporte et plonge le pays dans un marasme économique qui aurait probablement engendré un appauvrissement net des classes moyennes, une dette croissante sanctionnée par les marchés couplée au désinvestissement majeur des acteurs internationaux. Le pragmatisme légendaire britannique en a décidé autrement. La crainte majeure de l’opinion est désormais que le Brexit tarde à se mettre en place ou ne se fasse pas. Cela est peu probable mais les atermoiements des deux dernières années renforcent le sentiment de doute chez certains.
Comment percevez-vous la stratégie actuelle de Boris Johnson ?
J-F.C : Je pense que les accords entre le Royaume-Uni et la France sur les dossiers de défense, de puissance nucléaire, d’intelligence et d’intervention hors frontières resteront exclus de toute négociation afin d’assurer la stabilité des frontières et de poursuivre les luttes en cours. Boris Johnson est tout sauf un bouffon. Il est intelligent, très bien conseillé et sait parfaitement jouer sur la dichotomie « Populiste/Liberal ». En cela, Dominic Cummings l’a très bien guidé dans son rôle de « disrupteur systémique » en chef.
La crainte des négociateurs européens est que Boris Johnson construise un « Singapore on Thames ». A titre personnel, je pense que c’est exactement son ambition cachée. L’UE, incapable d’envisager une fiscalité commune, aura du mal à résister et argumenter son opposition à un « Singapore on Thames » sans compromettre les positions des pays du Benelux, du Portugal, de l’Irlande, Malte, Chypre sans parler de la Suisse, d’Andorre ou du Lichtenstein. En attendant, il va opter pour un soft Brexit en apparence dans le double but de rassurer les Européens et surtout les marchés qui -eux- vont le suivre et l’aider à financer la NHS, la police et les baisses de taxes et procéder aux investissements massifs mis en sommeil depuis au moins deux ans. C’est une étape nécessaire- mais pas suffisante- avant de consolider sa position et “Singapouriser” l’économie.
Pour être précis, sa stratégie est d’améliorer les services de l’Etat comme la santé et la sécurité, de garantir le plein-emploi, d’attirer massivement les investisseurs internationaux, de baisser les taxes, de maintenir l’indépendance monétaire et de sauver l’Union tout en ayant accès à tous les grands marchés mondiaux. Les électeurs se sont rassemblés en grande majorité derrière son “Get Brexit Done” qui a accueilli des strates très diverses de la nation dont un grand nombre d’électeurs traditionnellement travaillistes. Penser que certains travaillistes ne franchiraient pas le Rubicon était mal connaître la volonté d’indépendance et le désir de souveraineté des Britanniques pour leur Royaume.« Get Brexit Done », d’une façon ou d’une autre, est sa première étape.
Quel regard portez-vous globalement sur le Brexit?
J-F.C : Le Brexit fut une erreur politique magistrale de Cameron suivi d’une période très compliquée avec May. Le Brexit n’aurait jamais dû faire l’objet d’un référendum organisé de cette manière. Les deux millions de Britanniques vivant en Europe n’avaient pas le droit de vote au contraire des citoyens du Commonwealth résidant au Royaume-Uni depuis 6 mois seulement. Les 18-25 ans, « Remainers » en grande majorité, ont très peu voté, étant pour beaucoup en salle d’examens de fin d’année le jour du vote. Je ne parle même pas du million de continentaux vivant et payant leurs impôts au royaume depuis des dizaines d’années qui n’ont pas eu voix au chapitre.
Malgré tout, ce fut voté et la règle démocratique impose le respect du résultat, donc d’accepter que le Brexit s’accomplisse. Le reste est pour l’histoire. Donc pas de regrets à avoir, il faut l’appliquer et c’est exactement ce que le Premier Ministre fait. Le défi pour les négociateurs des deux bords sera de garantir la libre circulation des personnes et des biens au sein d’accords commerciaux et migratoires qui continuent à satisfaire les intérêts des pays concernés. Une approche « soft Brexit » serait décisive dans cette perspective.
Les Anglais ont besoin d’élire un leader charismatique, à minima pour pouvoir le titiller quotidiennement à travers la presse dont le pouvoir est extrême. C’est le jeu. Thatcher, Blair et maintenant Johnson rentrent dans cette catégorie. Ils sont contestés mais respectés par la force du choix démocratique. La relation à la politique était beaucoup plus ennuyeuse sous Major, Brown, Cameron ou May qui avaient beaucoup moins de relief. Boris Johnson a fait acclamer le Brexit parce qu’il parle comme ses électeurs. Simple. Direct. Pas de langage techno ou d’emphase intellectuelle confondante ou intimidante. Il utilise les mots du peuple et des slogans clairs.
La victoire sans appel du Brexit aux législatives britanniques va très certainement avoir des conséquences dangereuses pour plusieurs nations européennes et mettre sur la table le challenge le plus important des dirigeants du Continent : comment réinventer l’esprit européen au 21ème siècle pour garantir à 450 millions d’individus la sécurité, la croissance, une meilleure répartition des richesses, l’éducation, la protection sociale et la maîtrise des défis liés à l’accélération technologique tout en respectant la loi, l’ordre, les valeurs européennes, les nations qui la composent et en s’impliquant quotidiennement sur les enjeux environnementaux ?
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