Pouvez-vous vous présenter?
Estelle Giraudeau : Je suis la directrice générale du Club Med pour l’Europe du Nord, qui couvre le Royaume-Uni, l’Irlande, les pays scandinaves et l’Allemagne. J’ai rejoint le groupe Club Med sept ans auparavant, directement à Londres, où j’ai d’abord commencé en tant que directrice marketing pour le Royaume-Uni et les pays scandinaves. Les bureaux du Royaume-Uni sont des bureaux commerciaux et marketing. Nous n’avons pas de villages de vacance sur cette zone là. Ainsi, ma vocation, et celle des mes équipes, est de faire croitre ce marché afin qu’il y ait de plus en plus de Britanniques, de Scandinaves et d’Allemands qui se rendent dans nos villages à travers le monde pendant leurs vacances. Nous travaillons en forte proximité avec les équipes opérationnelles.
Le Royaume-Uni est un marché très important pour le Club Med puisqu’il s’agit du troisième marché en Europe après la France et la Belgique. Les Britanniques représentent en particulier une très grosse part de marché sur les vacances au ski.
Quelle a été l’impact du Brexit sur vos activités et sur l’industrie du tourisme en général?
E.G : Je dois dire que pour l’instant, l’impact fut plutôt positif. Depuis l’annonce du référendum, on a crû le marché du Royaume-Uni d’environ 30% sur les deux précédentes années. Nous analysons cette croissance du fait de la fluctuation de la livre. Les clients se demandent quels vont être les prix additionnels chez la plupart de nos concurrent, alors que nous sommes, pour notre part, sur des formules qui incluent vraiment tout et nous avons la faculté de promettre qu’au moment de l’achat des vacances, le prix ne changera pas.
Du point de vue de l’industrie du tourisme, comme toute crise, le Brexit a rebattu les cartes du marché. Il y a eu des gagnants et des perdants. Nous avons observé en particulier que, pour les opérateurs qui étaient très tournés vers le marché de masse, ou déjà dans des situations financières un peu fragiles, cette crise a accéléré leur chute. Notamment parce que le marché de masse est la cible qui a, ou qui va, souffrir le plus de cette crise, les gens perdant significativement en pouvoir d’achat avec la baisse de la livre.Cette crise a déjà donné lieu à des faillites, qui ne sont pas nouvelles pour le Royaume-Uni, mais qui se sont un peu accélérées sur un laps de temps assez réduit, du type de celle de Monarch Airlines en 2017 ou, plus récemment, du voyagiste Thomas Cook.
Mais selon moi, la force du Royaume-Uni, c’est sa résilience et son flegme, la capacité des Britanniques à continuer d’avancer malgré des signes de crise, même en situation d’inconnue comme depuis trois ans. Le marché du tourisme reste en effet très résilient et continue de croitre. La confiance des consommateurs est restée assez stable, les marchés financiers ne se sont pas écroulés comme beaucoup avaient prédit.
Avez-vous pris des mesures spécifiques suite à l’annonce du Brexit?
E.G : Vis à vis de nos clients, malgré la fluctuation de la livre, nous nous engageons à avoir toujours des prix qui soient alignés avec l’euro, afin qu’ils n’aient pas la préoccupation de réserver plutôt en euros qu’en livres. Nous avons aussi mis en place beaucoup de pédagogie autour de la formule tout-compris. Nous continuons également de les rassurer de les tenir informés sur les éventuelles conséquences liées aux visas.
Concernant nos équipes, nous continuons de suivre de près l’évolution des lois sur le droit du travail. Nous avons par ailleurs beaucoup communiqué et accompagné toutes les personnes cherchant à obtenir le « pre-settled status » ou le « settled status ». Nous avons également accompagné ceux qui ont la possibilité d’avoir un passeport britannique, pour les soutenir dans cette démarche. Il est possible d’obtenir un passeport britannique en complément de son passeport français.
Je suis personnellement passée par là puisque j’ai obtenu mon passeport britannique cet été. Nous avions recruté une agence spécialisée qui nous a aidés à faire ces démarches qui sont très lourdes et qui m’ont pris quasiment deux ans. Pour obtenir le passeport, il faut avoir vécu cinq ans en Angleterre. Il faut justifier d’un salaire, de payer ses impôts ici, de parler anglais… Il y a un test en anglais, ainsi qu’un test dénommé « Life in the UK » (la vie au Royaume-Uni), sur la base d’un livre de 250 pages à apprendre par coeur sur l’histoire, la culture, le droit et la géographie britannique. Il s’agit d’un test assez sélectif et il faut être très motivé. Ce test, même s’il est assez fastidieux, permet d’avoir des bases assez intéressantes sur le pays que vous avez choisi d’adopter.
Avez-vous été surprise par certains aspects du test?
E.G : Oui, deux aspects m’ont particulièrement frappé. D’une part la dimension historique, les rois, les reines. Le test donne beaucoup d’emphase sur la dimension privée de ces personnages historiques. Par ailleurs, j’ai été surprise par l’importance de l’inclusion de toutes les nationalités : il faut connaitre le pourcentage d’hindous au Royaume-Uni, connaitre le pourcentage de musulmans, connaitre leurs fêtes religieuse, leurs dates importantes. Autre anecdote amusante, il fallait aussi savoir que, lorsqu’on va au pub, on n’a pas le droit de recevoir d’alcool lorsqu’on est mineur, sauf si on commande de la nourriture en accompagnement. Cela montre à quel point le pub est un lieu clé dans la cohésion de la société britannique.
Pourquoi avoir choisi un passeport britannique plutôt que le « settled status »?
E.G : Le passeport est un droit qui, une fois acquis, est quasiment impossible à vous retirer. Il donne la garantie que, quelle que soit l’issue du Brexit et de ses nouvelles règles, vous pourrez toujours vivre et travailler ici. Le « settled status » ne garantit pas énormément de choses. Il garantit aujourd’hui le droit de rester pendant une période de deux ans, à partir du moment où l’on a accompli les démarches. Mais si demain, pour X ou Y raisons, les lois devaient changer, ce statut ne vous protège pas, le gouvernement pourrait par exemple décider qu’il faut faire de nouvelles démarches pour avoir le droit de vivre et de travailler.
Avez-vous des craintes liées au Brexit?
E.G : Il y a des éléments auxquels il faut prêter une attention particulière. Pour ma part, ma priorité est de garder un oeil quotidien sur l’évolution de la livre.
Il existe également des craintes concernant les législations autour de l’aviation et du flux de personnes. Concernant l’aviation, a priori les choses semblent être bien préparées et anticipées, même s’il y aura sûrement un impact fiscal tôt ou tard. Du point de vue du flux de personnes, c’est l’inconnu. Ce point spécifique fera parti des négociations avec l’Europe. Mais, le marché du Royaume-Uni étant le marché numéro deux ou trois en terme de tourisme émetteur dans le monde, il n’y a aucun intérêt pour l’Europe d’essayer de mettre des bâtons dans les roues des Britanniques pour voyager dans leur pays. L’Espagne, elle-même, est portée il me semble à 50% par les Britanniques. De la même façon, les Français ont un flux de touristes anglais qui est très élevé.
Que pensez-vous de la stratégie du premier ministre Boris Johnson?
E.G : Sans prendre de parti politique, je pense que Boris Johnson a réussi à faire acter le Brexit, ce qui était nécessaire. Cette période d’inconnue était vraiment mauvaise pour l’économie. Maintenant le fait qu’il veuille aller vite est aussi une bonne chose, mais il faut être deux pour faire des négociations et les Européens ont l’air un peu plus sceptiques sur leur capacité à aller vite.
L’enjeu de Boris Johnson est de fédérer les Brexiters et les non-Brexiters. Il joue un peu, à mon sens, sur les deux tableaux, en rassurant d’un côté les Brexiters en leur disant « On avance et je délivre mes promesses », mais aussi en se positionnant comme quelqu’un de suffisamment raisonnable pour faire en sorte de ne pas mettre en péril les intérêts économiques. Il est probable qu’il trouve un accord qui soit « mou », à l’anglaise « best of both », avec un peu des bons côtés de l’Europe et un peu des bons côtés de la liberté et de l’ouverture sur d’autres marchés.
Par contre, plus globalement, ce qui n’est pas positif, c’est que la naissance du Brexit ouvre les portes à la fragilité de l’Europe, et en conséquence, à la fragilité de la paix dans le monde. Nous le voyons tous les jours. Quotidiennement, nous envoyons des millions de personnes à travers le monde, et pour nous, la sécurité des voyageurs est bien sûr un soucis très important. Que va signifier le Brexit, derrière, en terme de repli des nationalité sur elle-mêmes, et donc de la capacité des gens à vouloir découvrir le monde en toute sécurité?
Mais je pense que la volonté des gens de découvrir de nouvelles personnes et de nouvelles cultures restera toujours. La nature humaine veut qu’on soit curieux et qu’on cherche à découvrir “l’autre”.