Le dernier “round” de négociations en juillet n’ayant pas encore abouti, comment avez-vous prévu de reprendre les négociations à la rentrée et avec quel état d’esprit ?
Michel Barnier : Nous n’avons pas attendu la rentrée pour poursuivre nos négociations. Nous avions maintenu des contacts très réguliers avec le négociateur en chef britannique, David Frost, et son équipe durant tout le mois d’août, et nous nous sommes retrouvés à Bruxelles dès la semaine du 17 août pour poursuivre un nouveau round de négociations. Les négociations ne se sont pas arrêtées pendant l’été.
Ce qui est sûr, c’est que le temps presse. Pour qu’un accord entre effectivement en vigueur le 1er janvier 2021, un texte juridique complet doit être prêt pour fin octobre au plus tard afin de laisser le temps nécessaire à la fois au Parlement européen et au Conseil de se prononcer.
Il nous reste donc à peine plus de deux mois pour finaliser un accord sur tous les sujets de notre future relation avec le Royaume-Uni. Pour ma part, je continue à penser qu’il nous faut bâtir un partenariat ambitieux et durable avec nos amis et voisins britanniques. D’autant plus dans le contexte de la crise sanitaire que nous connaissons, et des graves retombées économique et sociales qu’elle engendre, qui risqueraient d’être aggravées par un « no-deal ». Je suis donc aussi déterminé que jamais.
La date limite des négociations a été fixée au 31 octobre, afin de laisser le temps aux Etats membres et au Royaume-Uni de ratifier un traité. Pensez-vous avoir assez de temps pour mener ces négociations ?
M.B. : Compte tenu du manque de progrès des derniers rounds – et du manque d’engagement britannique sur les sujets fondamentaux pour l’Union européenne – je suis préoccupé par l’état de cette négociation.
A ce stade-ci, deux scénarios restent possibles :
Soit le Royaume-Uni fait preuve, dès le prochain round – prévu du 7 au 11 septembre – d’une réelle volonté de travailler pour un accord, de manière constructive, y compris sur les sujets les plus difficiles, et notamment sur un cadre de concurrence équitable entre nous – ce que nous appelons le « level playing field » – et sur la pêche ;
Soit le Royaume-Uni poursuit le blocage de fond sur ces sujets fondamentaux, et nous courons le risque de ne pas avoir d’accord en place au 1er janvier 2021.
Rappelons que, dans les deux mois qu’il nous reste, nous devons non seulement trouver un accord sur tous les sujets, mais aussi consolider ensemble les textes juridiques, et régler toutes les annexes techniques, et ensuite les faire vérifier par nos juristes dans toutes les langues – un travail complexe et indispensable.
Tout délai nous fait prendre un risque sur la bonne conclusion de ce processus.
Les conditions de concurrence équitable et la pêche ont été évoqués parmi les principaux sujets actuellement d’opposition, pouvez-vous nous en dire plus ?
M.B. : Ce sont en effet deux sujets sur lesquels les négociateurs britanniques n’ont montré aucune volonté de progresser jusqu’ici. Or, l’Union européenne le répète depuis 2017 déjà : tout partenariat économique futur devra s’appuyer sur un cadre de concurrence juste et équitable et garantir une solution équitable et durable sur le long terme pour les pêcheurs européens.
Ce ne sont pas là des positions tactiques ou idéologiques de l’Union européenne. Derrière ces mots et ces exigences, il y a des réalités humaines, économiques, sociales et environnementales essentielles : il en va de la protection de milliers d’emplois dans nos Etats membres, des droits de nos travailleurs et de nos consommateurs, de notre santé, et de la protection de notre environnement.
Comme l’a dit la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen : nous sommes prêts à affronter une concurrence avec les entreprises britanniques, mais à condition qu’elle soit juste !
Voilà pourquoi nous devons nous accorder sur un cadre de concurrence équitable avec des standards minima, ainsi qu’un système robuste pour le contrôle des aides d’Etat. C’est d’ailleurs ce qui avait été agréé en octobre 2019 par le Premier Ministre Boris Johnson et les leaders des 27 Etats membres, dans une Déclaration Politique commune.
Concernant la pêche, nous avons fait, ces derniers mois, des propositions pour tenter de débloquer la situation et rapprocher nos positions très éloignées. Mais le gouvernement britannique semble déterminé à repousser ce sujet difficile à plus tard.
Cela bloque décidément tout le reste. Ce n’est pas en traînant des pieds sur les sujets difficiles que nous arriverons à un accord meilleur. Au contraire ! Le temps qui passe est du temps perdu.
Notre site, en partenariat avec le Cercle d’Outre Manche, a publié une série de portraits de dirigeants français implantés au Royaume-Uni. D’après ces entretiens, de nombreuses questions restent encore en suspens dans plusieurs secteurs spécifiques. Pouvez-vous nous donner des précisions, par exemple, sur les avancées pour le secteur pharmaceutique, le secteur financier, le secteur de l’art, pour les réglementations en matière de recrutement, en matière de RGPD ?
M.B. : Nous souhaitons en effet conclure un accord très large avec le Royaume-Uni, couvrant non seulement le commerce des biens, mais aussi les services, les investissements, le commerce électronique, la protection de la propriété intellectuelle, la mobilité des professionnels, le transport, l’énergie, et la sécurité.
Dans tous ces domaines, il reste encore énormément de questions à régler et nous espérons pouvoir y parvenir dans les semaines qui viennent pour donner à ces secteurs plus de clarté sur la relation future que nous aurons avec le Royaume-Uni.
Néanmoins, il est clair que le 1er janvier 2021 apportera des changements profonds et lourds de conséquences dans tous les domaines. Et ce, indépendamment de l’issue des négociations entre l’Union européenne et le Royaume-Uni. Il est primordial que chacun en soit conscient et s’assure d’être préparé à ces changements.
Je pense par exemple aux contrôles frontaliers et douaniers. Je pense aussi aux services financiers, où, au 1er janvier 2021, les entreprises britanniques perdront les avantages qu’offrent les « passeports européens » : les entreprises britanniques prestataires de services financiers ne pourront plus proposer leurs services dans l’ensemble des États membres de l’UE sur la base de leur autorisation au Royaume-Uni.
Autre exemple : au 1er janvier 2021, en tant que pays tiers, les autorisations UE pour les produits pharmaceutiques ne seront plus valables au Royaume-Uni; et les autorisations du Royaume-Uni pour les produits pharmaceutiques ne seront plus reconnues dans l’UE.
A cette date, le Royaume-Uni ne sera plus couvert par la réglementation de l’Union relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles, et la reconnaissance des qualifications obtenues dans les États membres de l’UE au Royaume-Uni relèvera du droit britannique – tout comme les citoyens de l’UE titulaires de qualifications acquises au Royaume-Uni, devront les faire reconnaître dans l’Etat membre concerné sur la base des règles de ce pays.
Enfin, s’agissant des transferts de données à caractère personnel vers le Royaume-Uni, celles-ci devront évidemment continuer à respecter les règles et garanties particulières de l’Union prévues dans le règlement général sur la protection des données (RGPD). La Commission européenne étudie actuellement la possibilité d’adopter une décision « d’adéquation » qui faciliterait ces transferts, pour autant que le Royaume-Uni fournisse les garanties de protection adéquates. L’analyse du régime britannique est en cours en vue de prendre une décision avant la fin de l’année. Mais cette décision est unilatérale et ne fait pas partie des négociations. Même si une décision d’adéquation de l’UE est prise en ce qui concerne le Royaume-Uni, les entreprises et les administrations publiques devront prendre les mesures nécessaires pour garantir que tout transfert de données à caractère personnel en provenance du Royaume-Uni sera conforme au droit de l’Union.
In fine, il appartient aux entreprises, aux administrations et aux citoyens de réaliser leur propre analyse des risques et de mettre en œuvre les mesures de préparation appropriées en fonction de leur situation particulière. Pour les aider et les guider, nous avons publié, le 9 juillet, une communication en 23 langues, accompagnée de notices sectorielles détaillées, reprenant les principaux changements et identifiant clairement les mesures que doivent prendre les entreprises, administrations et autres parties prenantes pour se préparer à la situation nouvelle le 1er janvier prochain.
Concernant les étudiants, d’après les déclarations du gouvernement britannique parues fin juin, les étudiants européens devront s’acquitter des mêmes frais d’université que les autres étudiants étrangers. Est-il cependant encore possible, selon vous, que les Britanniques choisissent de négocier une participation à Erasmus+ ?
M.B. : C’est en effet, l’un des sujets de la négociation pour lesquels les Britanniques se montrent relativement enthousiastes… Plusieurs pays tiers, comme la Norvège, participent aujourd’hui à Erasmus +. Si le Royaume-Uni y participait à l’avenir, il devrait, comme eux, respecter les conditions fixées par l’Union pour la participation des pays tiers à ses programmes pendant toute la période budgétaire européenne 2021-2027.
Certains (futurs) retraités français au Royaume-Uni s’inquiètent par ailleurs pour leurs droits à la retraite, où en sont les discussions à ce sujet ?
M.B. : Tout d’abord, n’oublions pas que les droits des retraités européens résidant légalement au Royaume-Uni avant le 31 décembre 2020, sont protégés par l’accord de retrait que nous avons conclu avec le Royaume-Uni. Par contre, ceux qui s’installeraient au Royaume-Uni après le 1er janvier 2021 ne bénéficieront pas de l’accord de retrait. Leurs déplacements vers le Royaume-Uni seront donc régis par la législation britannique en matière d’immigration.
Dans le cadre de nos négociations, nous cherchons toutefois à mettre en place un cadre pour la coordination de nos régimes de sécurité sociale. Ces discussions progressent, bien qu’il subsiste encore des divergences importantes sur les personnes et les matières exactes qui doivent être couvertes. Pour ce qui est des retraites, nos positions ne sont pas si éloignées : les Britanniques veulent, eux aussi, garantir les pensions des nombreux retraités britanniques qui choisissent de s’installer dans l’Union européenne.
Mais bien entendu, le propre de toute négociation est qu’il n’y a d’accord sur rien tant qu’il n’y a pas d’accord sur tout.
Que diriez-vous aux Français résidant au Royaume-Uni qui s’inquiètent aujourd’hui de ce climat d’incertitude ?
M.B. : Encore une fois, il est important de noter que les droits de tous les citoyens européens résidant légalement au Royaume-Uni avant le 31 décembre 2020 – ainsi que des membres de leurs familles – seront protégés par l’accord de retrait. Je pense non seulement aux droits à la retraite, mais aussi au droit de séjour, de résidence et de travail, à l’accès aux soins de santé ou au droit aux allocations de chômage.
Pour ce faire, ils doivent déposer une demande pour obtenir le statut de résident permanent ou le pré-statut de résident permanent avant le 30 juin 2021. La Commission européenne et les autorités françaises ont pris des mesures et restent à disposition pour soutenir les citoyens dans leurs démarches. Nous restons attentifs à ce qu’aucune discrimination ne soit opérée.
Ensuite, je tiens à rappeler qu’il y aura des changements à la fin de l’année, qu’il y ait accord ou non. Chacun doit donc s’y préparer.
Finalement, pour ce qui est des négociations à proprement parler, je ne peux que vous assurer que nous resterons déterminés, mon équipe et moi-même – et ce jusqu’au dernier jour – pour mener à bien les discussions et bâtir un partenariat ambitieux et durable avec le Royaume-Uni.