Dans quelle mesure ce sommet marque un nouveau virage pour les deux pays après des années de relations plutôt difficiles ?
Pascal Boris: Cinq ans se sont écoulés depuis la dernière rencontre bilatérale, par conséquent ce sommet franco-britannique était particulièrement attendu. Il est utile de rappeler que ces cinq dernières années ont été marquées par quelques crises aiguës entre nos deux pays. En raison d’une part du Brexit qui a tendu nos relations diplomatiques. Nous avons notamment en mémoire les vives tensions entre pêcheurs français et britanniques en janvier 2022. D’autre part, l’épisode Aukus (l’Australie avait brutalement rompu un contrat de livraison de douze sous-marins français en septembre 2021 au profit de modèles issus d’un partenariat avec les États-Unis et le Royaume-Uni, ndlr) a été vécu du côté français comme un coup de poignard dans le dos.
Le contexte international a beaucoup évolué au cours de ces dernières années et les défis à relever sont nombreux. La sécurité en Europe avec la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine, la crise de l’énergie, les réponses à apporter face au changement climatique et aux mutations technologiques sont autant de rappels aux principes de réalité et de « Realpolitik ».
La France et le Royaume-Uni sont liés par leur géographie et leur Histoire. Ce 36e Sommet franco-britannique a été placé sous le signe d’un nouveau départ avec la volonté de tourner la page du Brexit et de rétablir une entente durable. Ce sommet marque un virage important pour deux raisons principales. D’une part, il y a le retour de la confiance entre nos deux pays : condition sine qua non pour établir tout dialogue apaisé et constructif. D’autre part, la mise en place d’une nouvelle méthode de travail entre les administrations française et britannique afin d’échanger et de se rencontrer régulièrement. Ces échanges permettront ainsi à nos gouvernements respectifs de s’entretenir et de se coordonner avant les Sommet du G7, de l’Otan ou des Nations Unies. Il s’agit donc d’avancées majeures qui permettent de fixer un nouveau cadre bilatéral, ce dont les deux pays avaient besoin de manière urgente.
Qu’attendaient les dirigeants d’entreprises français et britanniques de ce sommet ? Ont-ils été entendus ?
Philippe Chalon: La communauté économique franco-britannique a intégré les effets du Brexit et elle espérait d’abord le rétablissement et la normalisation des relations bilatérales entre nos deux pays, ce qui semble être le cas aujourd’hui. Il était en effet important qu’Emmanuel Macron et le Premier ministre Rishi Sunak affirment l’amitié franco-britannique et les valeurs communes qui nous lient. Il s’agit d’un préalable nécessaire afin de pouvoir par la suite travailler à la mise en place de livrables spécifiques.
Énergie et décarbonation sont des sujets de préoccupation majeurs à la fois sur le plan économique et politique. Le Sommet a permis de réelles avancées dans ce domaine puisque nos deux pays considèrent que l’électricité nucléaire doit jouer un rôle important dans la décarbonation industrielle pendant la période de transition. La France et le Royaume-Uni ont ainsi noué un partenariat stratégique bilatéral en matière de coopération nucléaire civile afin de favoriser la transition énergétique et réaliser la neutralité carbone en 2050. Les deux pays ont réaffirmé leur soutien aux projets de construction par EDF de deux réacteurs préssurisés européens (EPR) au Royaume-Uni (Hinkley Point C et Sizewell C) et leur coopération dans les domaines suivants : fusion et sûreté nucléaires, gestion des déchets, diversification énergétique, recherche et développement.
Il faut également mentionner le volet militaro-industriel et le renforcement des bases industrielles et technologiques de défense des deux pays. Avec par exemple, la création de la prochaine génération de missiles de croisière et antinavires et la production d’un canon, le CTA 40mm, fruit d’une coentreprise entre Nexter (français) et BAE Systems (britannique).
Le sommet a toutefois un point de faiblesse : cela concerne la mobilité des jeunes. Les dirigeants d’entreprise des deux côtés de la Manche espéraient l’annonce d’un Youth Mobility Scheme entre nos deux pays afin d’atténuer les effets de la fin de la libre circulation entre le Royaume-Uni et l’UE. La déclaration conjointe fait état d’un groupe de travail technique sur cette question de la mobilité et il sera important de remettre ce sujet essentiel sur la table lors du prochain Sommet.
Le Royaume-Uni peut-il rester pour la France un partenaire privilégié durable -comme l’Allemagne par exemple- tout en étant hors de l’UE ?
Pascal Boris: Face à l’amplitude des défis auxquels le continent européen doit faire face sur les plans géopolitiques, économiques, technologiques et migratoires, le Royaume-Uni doit être arrimé à l’Europe en tant que partenaire naturel et privilégié de la France et de l’UE. La parenthèse communautaire du Royaume-Uni (1973 – 2020) est refermée mais la géographie demeure et Paris est toujours à 2h20 d’Eurostar de Londres. Par ailleurs, le Royaume-Uni reste un grand marché de 65 millions d’habitants et la 2e économie européenne derrière l’Allemagne et devant la France. Il est en outre le premier excédent commercial de la France (13 milliards d’euros), loin devant Singapour en seconde position (5,2) et Hong Kong (2,1).
Aujourd’hui, le Royaume-Uni doit être un partenaire privilégié de la France parce que les deux pays ont de nombreux points communs structurels. Ce sont à mes yeux, les deux faux jumeaux de l’Europe : taille de leurs populations proche, structure de PIB très similaire, deux puissances nucléaires, deux membres permanents du Conseil de sécurité de l’Onu et deux armées de même taille ayant la capacité de se projeter en théâtre extérieur. Il s’agit enfin de deux pays devant gérer les conséquences de leur déclin relatif après avoir été des grandes puissances mondiales au XIXe et au début du XXe siècle. Par conséquent, leurs points de convergence sont en réalité beaucoup plus nombreux que leurs points de divergence. Il s’agit bien du principe de réalité porté par le Sommet du 10 mars dernier.
Dans leur déclaration conjointe, Paris et Londres disent souhaiter “alimenter le dialogue récemment mis en place entre la Direction générale française des entreprises (DGE) et le Département britannique des entreprises et du commerce, qui encourage le partage des perspectives en matière de coopération industrielle”: cette coopération industrielle a-t-elle survécu au Brexit ?
Philippe Chalon: Le Brexit a réduit considérablement les projets de coopération industrielle et scientifique entre le Royaume-Uni, la France et l’Union européenne. Toutefois -et on a tendance à l’oublier- il y a deux grands secteurs de coopération industrielle et hautement stratégique qui ont été maintenus et sur lesquels le Brexit n’a pas eu d’effets majeurs. D’une part, la coopération sur le nucléaire civil -avec la fourniture par EDF des deux 2 EPR-, et d’autre part, la coopération aéronautique. Il est utile de mentionner que de nombreuses composantes d’un Airbus sont toujours dessinées et produites au Royaume-Uni : ailes, train d’atterrissage et système fuel. De plus, 100% des longs courriers (A350 et A330 neo) sont équipés de moteurs Rolls Royce.
Enfin, rappelons l’existence du Forum d’affaires franco-britannique créé en juillet 2022. Ce forum a vocation à devenir récurrent afin de renforcer le dialogue interentreprises dans les domaines où la France et le Royaume-Uni ont des priorités communes. Ces priorités communes touchent notamment à l’exploration de nouveaux partenariats et opportunités commerciales mais aussi à un échange de bonnes pratiques concernant l’acquisition des talents ou aux solutions à trouver face aux perturbations de la chaîne d’approvisionnement mondiale.
Le dialogue entre nos deux pays est donc de retour et nous nous en réjouissons.