Français à l’étranger: L’année 2022 a été marquée par le retour de la guerre en Europe : que penser de la réaction de l’Union européenne depuis le début du conflit ?
Niccolò Bianchini: Le retour de la guerre sur le continent européen a rappelé à l’Union européenne qu’elle est avant tout une communauté de destin. L’Europe a pris conscience d’une part, que le monde est dominé par les rapports de force et, d’autre part, que nous sommes plus forts ensemble. L’UE a eu une réaction remarquable : le premier train de sanctions imposé à la Russie a été pris dès le 23 février 2022, soit un jour avant le début de la guerre, sachant que ces sanctions ne peuvent être adoptées qu’à l’unanimité. Depuis, dix autres séries de sanctions ont été adoptées : on peut citer l’expulsion de plusieurs banques russes du réseau interbancaire Swift, la suspension de médias comme Russia Today ou Sputnik ou encore le plafonnement du prix du pétrole russe. Le dernier train de sanctions, adopté le 21 juin 2023, prévoit de sanctionner les pays tiers qui participent au contournement des sanctions imposées à la Russie. Ce consensus sans précédent s’incarne également à travers l’aide de 72 milliards d’euros que l’UE a apportée à l’Ukraine.
Ce nouveau contexte géopolitique favorise-t-il l’unité des États membres ou a-t-il, au contraire, fragilisé certaines relations ?
Niccolò Bianchini: La réaction de l’Union européenne face à la guerre en Ukraine témoigne de l’unité des États membres. Cette unité – inespérée avant le début des hostilités – est encore plus remarquable si on tient compte du fait, qu’à l’aube de la guerre en Ukraine, chaque État membre se trouvait dans une situation de dépendance ou de vulnérabilité spécifique à l’égard de la Russie (pour des raisons énergétiques et commerciales ou encore du fait de leur proximité géographique avec la zone du conflit). Eu égard à cette situation, des désaccords auraient pu naître.
Cette guerre a contraint des milliers d’Ukrainiens à fuir leur pays. Comment cette vague migratoire a-t-elle été gérée par les pays de l’UE ?
Niccolò Bianchini: En mars 2022, l’Union européenne a activé le mécanisme de protection temporaire afin de fournir une protection collective aux réfugiés ukrainiens. Ce dispositif, prolongé jusqu’à mars 2024, exempte les réfugiés ukrainiens et leurs familles de demande de visa pour s’installer dans un pays européen. Elle leur permet aussi de choisir le pays de l’UE dans lequel ils souhaitent être accueillis. Selon les dernières données du Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés, il y a aujourd’hui environ quatre millions de réfugiés au sein de l’UE, dont environ un million en Allemagne et un autre en Pologne, 345 000 en République Tchèque, 180 000 en Italie et en Espagne, environ 70 000 en France. On constate que cet afflux a engendré un mouvement de solidarité très important dans tous les États membres. Ils ont été certainement mieux accueillis que ne l’ont été d’autres réfugiés. Cette différence d’acceptation de la part de l’opinion publique relève notamment d’un sentiment de solidarité intra-européen qui s’appuie sur des valeurs, des mœurs et une histoire commune.
Ursula von der Leyen était à Kiev le 9 mai 2023, date de la journée de l’Europe. Est-ce un pas de plus vers l’intégration de l’Ukraine dans l’UE ?
Niccolò Bianchini: La construction européenne est jalonnée par des moments symboliques mais l’adhésion dépend en réalité des réformes juridiques que les pays candidats sont prêts à entreprendre. L’adhésion de l’Ukraine sera rendue possible quand des évolutions seront constatées en matière de lutte contre la corruption et d’indépendance du système judiciaire. Des réformes seront également nécessaires en matière de mobilité des travailleurs, d’environnement et d’agriculture. Cette visite a une valeur symbolique, mais elle doit davantage être perçue comme un acte de solidarité. L’adhésion deviendra effective au terme d’un processus qui peut prendre des années.
L’Ukraine n’est pas le seul pays du continent à vouloir entrer dans l’UE : sept autres pays sont candidats (l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine du Nord, la Moldavie, le Monténégro, la Serbie, la Turquie). Une Europe à 35 est-elle possible et souhaitable ?
Niccolò Bianchini: Charles de Gaulle avait en son temps parlé d’une Europe qui va « de l’Atlantique à l’Oural ». Cette idée ne date donc pas d’hier. Dans le dernier rapport de la Fondation, Alexandre Adam -ancien conseiller Europe d’Emmanuel Macron- insiste sur l’opportunité géopolitique d’un élargissement de l’Union européenne à l’Est face aux velléités expansionnistes russes. Mais cet élargissement ne pourra pas se faire sans l’adoption d’un nouveau mode de gouvernance. Cela nécessitera donc une réforme des traités européens et fera probablement évoluer la nature même du projet européen. Avant le conflit, l’Union européenne apparaissait uniquement comme une puissance normative orientée vers le commerce. Elle s’est depuis également transformée en acteur géopolitique.
Sur le plan économique, l’inflation s’est installée partout en Europe depuis le début de la guerre. On constate néanmoins de fortes disparités entre les pays. Comment les expliquer ?
Niccolò Bianchini: Selon Eurostat, le taux annuel d’inflation de la zone euro atteint 5,5% en juin 2023. Les pays avec le plus fort taux d’inflation sont la Hongrie qui dépasse les 20%, et les pays baltes, au-dessus des 10%. À l’inverse, le Luxembourg ou la Belgique connaissent une inflation autour de 2%. Les explications sont multiples. Tous les pays n’ont pas été impactés de la même manière par la flambée des prix de l’énergie engendrée par la guerre – et la proximité des pays avec la zone de conflit est un premier facteur explicatif. Les mesures pour protéger les consommateurs ont par ailleurs varié en fonction des États membres. De plus, les niveaux de développement économique diffèrent au sein de l’Union européenne: les pays baltes connaissent encore une phase de croissance soutenue et une dynamique salariale élevée, d’où une inflation plus importante.
Dans ce contexte économique, comment s’en sortent les entreprises européennes après une période de pandémie déjà compliquée ?
Niccolò Bianchini: Pour de nombreuses entreprises, les conséquences de la crise énergétique actuelle sont certainement plus graves que celles engendrées par la pandémie. D’autant que cette crise devrait s’inscrire dans la durée. Dans cette conjoncture, l’adoption par les États-Unis de l’Inflation reduction act (IRA) à l’été 2022 a accentué les craintes des Européens. Le texte prévoit de subventionner massivement les entreprises implantées sur le sol américain et opérant dans le domaine des transitions numérique et écologique. Cela pourrait entraîner à terme de nombreuses délocalisations vers les États-Unis. L’Union européenne a voulu apporter une première réponse à l’IRA avec le Net zero industry act mais celui-ci comporte des lacunes : il ne soutient que l’investissement tandis que l’IRA soutient l’investissement et la production.
En parallèle, le taux de chômage a rarement été aussi bas à travers l’Europe. Là encore, des disparités demeurent néanmoins. La mobilité professionnelle intra-UE peut-elle constituer une solution pour homogénéiser ces taux ?
Niccolò Bianchini: La mobilité professionnelle peut en effet constituer une solution pour homogénéiser le taux de chômage. Mais elle est surtout une réponse potentielle à la pénurie de main-d’œuvre qui sévit dans de nombreux pays d’Europe. L’autorité européenne du travail a identifié quatre secteurs particulièrement touchés : la santé, le bâtiment, l’ingénierie et le software. Pour répondre à cette problématique, l’UE promeut les mobilités ciblées favorisant la libre circulation des travailleurs intra-UE. Mais les besoins se faisant de plus en plus prégnants, certains pays cherchent aussi de la main-d’œuvre au-delà des frontières européennes, ce qui interroge sur nos politiques d’accueil. Le dilemme est là : les pays de l’UE ont un besoin certain de travailleurs -qualifiés ou pas- pour faire tourner leurs économies et faire face au « papy-boom », mais en parallèle, une part grandissante de l’opinion publique émet des réticences face à l’immigration. Dans ce contexte, certains États membres font le choix d’une immigration choisie, l’Allemagne par exemple. D’autres pays, comme la Suède, durcissent leur politique migratoire.
L’année 2023 a été baptisée « année européenne des compétences » : quels enjeux derrière ce choix ?
Niccolò Bianchini: Ce choix a été annoncé par la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen lors de son discours sur l’état de l’Union en septembre 2022. Elle est l’une des réponses à la pénurie de main-d’œuvre qui touche l’UE (plus de ¾ des entreprises européennes peinent à trouver des employés disposant des compétences dont elles ont besoin). Le monde du travail est par ailleurs en proie à de nombreuses mutations à l’échelle internationale. L’Europe veut prendre ce virage au bon moment : les transitions numérique et environnementale vont engendrer de nouveaux emplois et donc l’acquisition de nouvelles compétences. Or, en Europe, une personne sur trois ne possède pas pour l’heure les compétences numériques de base. Il faut donc pousser les dispositifs de formations initiale et continue pour l’ensemble des citoyens européens, au-delà des secteurs qui souffrent le plus de la pénurie.
À l’heure de la transition écologique, comment l’Europe peut-elle continuer de favoriser les mobilités tout en poursuivant ses objectifs en matière de réduction d’émissions de gaz à effet de serre ?
Niccolò Bianchini: L’UE met tout en œuvre pour concilier ses ambitions climatiques tout en continuant à promouvoir la mobilité. Cela passe notamment par la mise en place d’un réseau ferroviaire unique, un projet d’envergure qui nécessite une harmonisation des réglementations et des infrastructures. Il s’agit d’un pas important vers une mobilité européenne verte. En janvier 2023, la Commission européenne a aussi apporté son soutien à dix projets pilotes qui ambitionnent d’assurer la liaison ferroviaire entre plusieurs grandes villes européennes. Il ne faut pour autant pas diaboliser le secteur aérien qui reste une industrie clé à bien des égards. Les compagnies dites « low-cost » permettent de voyager à un public qui n’aurait pas eu les moyens de le faire autrement. Ces voyages contribuent à forger le sentiment européen. A l’heure de la transition écologique, on peut espérer que ces voyages vont se poursuivre grâce aux investissements réalisés pour accompagner le secteur aéronautique dans la décarbonation. C’est le cas en France où Emmanuel Macron a annoncé une enveloppe de huit milliards d’euros mi-juin 2023.
À un an des élections européennes, quels sujets vont être déterminants pendant la campagne électorale ? Quels nouveaux équilibres émergent?
Niccolò Bianchini: La campagne n’a pas encore commencé, mais on peut s’attendre à ce que la transition verte, l’immigration et la défense soient largement au cœur des débats. La directrice de la fondation Pascale Joannin a récemment publié une étude qui montre deux grandes tendances au sein des États membres : la baisse du soutien aux Populaires et Sociaux-démocrates, partis traditionnellement au gouvernement, et la montée de l’abstentionnisme. Cette reconfiguration à l’échelle des États membres pourrait impacter les équilibres au sein du Parlement européen. Lors de la dernière législature, le Parti populaire européen (PPE), les socialistes et démocrates (S&D) et les centristes libéraux (Renew) avaient formé une grande coalition qui montre des signes d’affaiblissement. Il n’est donc pas certain que ce scénario se répète. On constate par ailleurs que les conservateurs et réformistes européens (ECR) pourraient disputer la troisième place à Renew. Ce groupe est notamment composé de Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni ou du parti Vox en Espagne. Longtemps qualifiés d’eurosceptiques, ces partis présentent des différences substantielles, notamment sur le plan économique et de la politique étrangère, par rapport aux partis d’extrême droite tels que le RN, l’AfD ou la Ligue qui sont eux membres du Groupe Identité et Démocratie (ID). ECR a aujourd’hui bien l’intention d’avoir son rôle au sein de l’Union européenne.
>> Qu’est-ce que la fondation Schuman ?
Créeé en 1991, la fondation Schuman est aujourd’hui un centre de recherche reconnu qui se concentre sur la question européenne. Elle publie chaque année un rapport sur l’État de l’Union qui dresse un état des lieux de la situation politique européenne et des principaux défis auxquels l’UE est confrontée. La dernière édition porte essentiellement sur les enjeux de sécurité et de défense, d’intégration au sein de l’Union européenne et de l’évolution des institutions.